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— Il faut croire que j’étais en état de choc, lui répondis-je, et que je le suis encore, enfin… jusqu’à un certain point. Cela dit, quelle qu’ait pu être l’épaisseur du brouillard, je n’ai jamais perdu de vue mon désir de faire entrave à la justice.
— Tu ne leur as pas tout dit ?
— Je les ai délibérément induits en erreur. En plus de leur celer des renseignements dont je savais parfaitement qu’ils étaient pertinents. Rester assis sur mon cul à éviter ses questions sur l’imprimerie de Jim alors que les raisons de son assassinat étaient claires comme de l’eau de roche ! Ça, pour avoir commis une erreur, notre assassin en a commis une, mais qui n’a pas grand-chose à voir avec les phases de la lune ! Il était censé abattre un type d’âge moyen avec un pantalon kaki, un coupe-vent et un polo rouge et c’est ce qu’il a fait.
— Et tu ne pouvais pas le leur dire ? Mais pourquoi ?
— Parce que Mick Ballou se voyant de facto impliqué dans l’afifaire, nous nous serions retrouvés au cœur d’une enquête approfondie de la police. Les flics auraient voulu savoir où étaient passés les corps. Du coup, j’aurais été accusé de ne pas leur avoir rapporté les meurtres de Kenny et de McCartney, voire d’avoir pris une part active dans la dissimulation de deux meurtres. On a enfreint un sacré paquet de lois le soir où on est allés faire un trou dans le jardin de Mick.
— Et tu aurais perdu ta licence.
— Ça n’aurait pas été le plus grave. J’aurais aussi pu avoir à répondre d’actes criminels.
— Je n’y avais pas pensé, dit-elle.
— J’ai comme l’impression d’avoir commis quelques gros délits, lui renvoyai-je. Traverser une frontière d’État avec un coffre de voiture bourré de cadavres aurait même pu me conduire devant un tribunal fédéral. Mais bon : même dans ce cas-là, j’aurais pu décider de cracher le morceau à Wister si je m’étais dit que ça pouvait faire avancer les choses.
— Ça ne nous aurait pas ramené Jim.
— Non, mais rien ne le fera jamais. Et pour ce qui est de coincer son assassin… Jim est innocent et n’a jamais fait autre chose que de débarquer malencontreusement au beau milieu d’une guerre de gangs.
— Une guerre de gangs ? répéta-t-elle. Parce que c’est de ça qu’il s’agirait ?
— Ça m’en a tout l’air. C’était déjà bien à ça que ça ressemblait au garde-meuble. Si j’avais eu pour deux sous de jugeote, j’aurais tiré ma révérence, et tout de suite.
— Et si tu arrêtais un peu de t’accuser de tout et de rien, hein ?
Je préférai ne pas relever. Ce n’était pas la première fois qu’elle m’adressait ce reproche, mais je n’ai toujours pas de réponse à lui offrir.
— Il y a des trucs dont les flics savent très bien se démerder, lui dis-je seulement, mais résoudre des homicides liés à une guerre de gangs n’en fait pas partie. Même lorsqu’ils ont de la chance et arrivent à savoir qui a donné les ordres et qui a pressé sur la détente, ils sont incapables de monter un dossier d’accusation qui tienne devant un juge.
— Ils sont impuissants devant le crime organisé, c’est ça ?
— Non, pas exactement. Les lois RICO[13] leur ayant donné des pouvoirs plus étendus, ils ont remporté plusieurs victoires importantes et réussi à coffrer pas mal de types de la Mafia. Ils demandent à quelqu’un de porter un micro, ils arrivent à retourner un soldat contre son boss et t’as pas le temps de dire ouf qu’il y a un mec de plus au pénitencier fédéral de Marion pour se plaindre que personne ne sache faire la sauce marinara comme il faut. Ça marche, tout comme marchent certains des coups qu’ils leur montent ici ou là, genre louer un magasin, faire savoir qu’on se lance dans le recel et serrer tous les mecs qui se pointent à la boutique avec des manteaux de vison et des télés.
— Ce qui leur vaut des tas d’articles dans la presse.
— Oui, et c’est sûrement un des trucs qu’ils préfèrent dans l’histoire. Cela dit, ça n’en reste pas moins du bon boulot de flic. Beaucoup de mes contemporains n’en sont peut-être pas d’accord, mais je trouve que le NYPD marche nettement mieux qu’à l’époque où j’en faisais partie. Du travail superbe, qu’ils font ! Mais de là à coincer le mec qui a buté Jim…
— Il n’empêche, me renvoya-t-elle, tu n’es pas heureux de leur avoir caché des choses.
— Je crois que j’aurais été bien plus malheureux si je leur avais tout raconté. Je ne me serais pas trop marré à leur expliquer certaines choses, surtout le fait que j’étais armé.
— Justement, je me demandais… Personne n’a repéré ton revolver ?
— Vu que je n’étais pas considéré comme un suspect, personne n’avait de raison de me fouiller. Et j’ai gardé mon coupe-vent fermé. Il faisait frisquet au restaurant et dehors, mais plutôt chaud au commissariat. Je craignais que Wister me demande d’enlever ma veste pour me mettre à l’aise, mais il ne l’a pas fait.
— Et si tu leur avais dit que c’était toi la victime qu’on cherchait à abattre ?
— Ils m’auraient posé des centaines de questions et j’aurais été forcé de tout leur sortir, y compris l’histoire du revolver. « Quoi, ça ? Mais vous avez déjà l’arme du crime ! Et de toute façon, c’est un .38 et pas un .22 et vous voyez bien que le .22, quelqu’un vient juste de tirer avec. Et… non, je n’ai pas déclaré mon .38 parce que je ne l’ai piqué que l’autre jour à un type qui me sautait sur le ventre. »
— À propos… Comment va-t-il, ton petit ventre ?
— Bien.
— Il ne serait pas un peu vide ? Pour finir, tu n’as pas dîné et tu n’as rien mangé depuis midi.
— Je n’ai envie de rien.
— Si tu le dis.
— Pourquoi me regardes-tu comme ça ?
— Je pensais seulement à ce que Jim t’aurait dit.
— Il m’aurait dit de manger quelque chose, lui répondis-je. Mais je n’ai pas faim et l’idée d’avaler quoi que ce soit me retourne l’estomac.
— Si jamais tu changes d’avis…
— Je te le ferai savoir. Dis, il n’y a pas de café ? J’en boirais bien une tasse.
— Non, ce qui me gêne, lui dis-je encore, c’est que j’aie pu faire de la rétention d’information sans aucun problème. Ça m’est venu tout seul.
Nous étions assis à la table de la cuisine, moi devant une tasse de café, elle devant une infusion. J’avais ôté mon coupe-vent, mon étui et mon revolver. J’avais aussi enlevé mon polo, viré mon gilet en Kevlar et remis ma chemise. Mon gilet était maintenant accroché au dos d’une chaise, mon revolver et son étui se trouvant sur le comptoir de la cuisine.
— J’ai été flic pendant des années, repris-je ensuite. Après quoi j’ai longtemps travaillé comme détective privé sans licence. Pour finir, j’en ai pris une parce que ne pas en avoir me causait du tort et m’empêchait d’avoir du travail. Mais il y avait aussi une autre raison. Quelque part dans ma tête, je me disais que ça me rendrait respectable.
— C’est bien la première fois que tu me dis ça.
— Non.
— Quand nous nous sommes mariés, je t’ai dit quelque chose, Matt. Tu t’en souviens ?
— J’y pensais justement l’autre jour. Tu m’as dit que notre mariage ne devait rien changer.
— Parce que nous étions déjà fidèles en amour et que je ne voyais pas ce qu’un bout de papier aurait pu y changer. Et que, respectable, tu l’étais déjà aussi.
— Peut-être n’est-ce pas le mot qui convient. Peut-être voulais-je une licence pour avoir plus de légitimité. Pour faire davantage partie de l’establishment.
— Résultat ?
— C’est bien ça qui m’ennuie, lui répondis-je. Tu sais parfaitement que j’ai cessé de me faire des illusions sur le système quand j’étais dans la police. On dit que bosser dans une usine de conditionnement de viande coupe l’appétit, et ça ressemble un peu à ce qui se passe quand on est flic. On y apprend surtout à enfreindre la loi. Arrondir les angles et mentir sous serment au tribunal, je ne m’en suis pas privé. J’ai aussi accepté des pots-de-vin et détroussé les morts, mais là, ce n’était pas la même chose : cela avait plus à voir avec l’effritement de mes propres valeurs morales. Il se peut que ça ait eu un lien avec mon travail, mais ce n’était pas entièrement dû à la vision que je m’étais faite de l’ensemble du système.
« Jusqu’au jour où j’ai rendu mon uniforme, et tu sais tout ce qu’il faut en savoir. Ce fut brutal – un jour j’étais flic et le lendemain j’avais cessé de l’être –, mais, en un certain sens, cela ne s’était fait que graduellement. Au fond de mon cœur, j’étais toujours flic. Il me manquait seulement l’insigne et la paye. Je voyais toujours le monde de la même façon. Je connaissais des types dans tous les commissariats de la ville et savais tirer les ficelles et leur demander de me rendre service pour résoudre mes affaires. Ou alors je les leur achetais, ces services. Oui, pour avoir des renseignements je payais des flics comme s’ils avaient fait partie de mon réseau d’indics.
— Oui, je m’en souviens, dit-elle.
— Seulement voilà : le temps passant, tous les gens que je connaissais ont fini par mourir ou prendre leur retraite. Joe Durkin est le seul ami qui me reste dans la grande maison et je ne le connaissais même pas à l’époque. J’étais déjà détective privé depuis bien des années quand j’ai fait sa connaissance. Et maintenant, il n’arrête pas de me parler de sa retraite, et finira par la prendre un jour.
— Et si ç’avait été lui qui t’avait interrogé au lieu de Wister ?
— Est-ce que je lui aurais servi les mêmes mensonges ? Probablement. Je ne vois vraiment pas ce que j’aurais pu faire d’autre. J’aurais peut-être eu plus de mal à lui mentir et il se peut qu’il ait senti que je lui cachais des trucs. Et d’ailleurs, il n’est pas impossible que Wister l’ait senti lui aussi.
— Bref, tout ça est bien compliqué, n’est-ce pas ?
— Très. Savoir qui je suis me pose toujours autant de problèmes. « Je m’appelle Matt et je suis alcoolique. » Je l’ai dit tant de fois que je commence à le croire, mais c’est après que ça devient plus flou. Ça fait des années que j’arrondis les angles et n’obéis qu’à mes propres lois. C’est ce que j’ai appris dans la police et l’on ne m’a jamais enseigné autre chose. C’est délibérément que j’ai transgressé la loi et je suis même allé jusqu’à m’y substituer. Juge et partie, j’ai tout joué. Je me demande même si je n’ai pas joué à Dieu.
— Mais tu avais toujours une bonne raison de le faire.
— Comme si, des bonnes raisons, on n’en trouvait pas toujours ! Non, ce qu’il faut bien voir là-dedans, c’est que j’ai fait des trucs illégaux et travaillé pour et avec des criminels sans jamais croire pour autant que j’en étais un.
— Mais enfin, Matt ! Tu n’es pas un criminel !
— Je ne suis pas sûr de ce que je suis. Je me dis que j’essaie de faire ce qui est juste, mais je ne sais pas comment j’arrive à dire ce qui est juste de ce qui ne l’est pas. « Garder le cap sur la morale », sans doute, mais je ne vois pas très bien comment et ne suis pas sûr de savoir ce que ça signifie. Je ne sais même pas si j’ai une boussole pour m’orienter.
— Mais bien sûr que tu en as une, mon chéri ! C’est le fait que l’aiguille n’arrête pas de bouger qui t’ennuie ?
— La seule règle que je suive est celle-ci : « Ne bois pas et assiste aux réunions. » D’après Jim, m’y tenir suffirait à faire que tout le reste se passe comme il faut.
— Et c’est ce que tu fais et ça marche.
— Oh, pour marcher, ça marche. Même que c’est encore un des trucs qu’il m’a dit : tout finit toujours par marcher comme il faut. Et la volonté de Dieu, elle aussi, s’accomplit toujours. C’est d’ailleurs comme ça qu’on découvre ce qu’elle est : on attend de voir ce qui se passe.
— Ce n’est pas la première fois que tu me dis ça.
— Et j’aime bien, lui répondis-je. Il faut croire que Dieu voulait que Jim meure ce soir, et que moi je vive. Sans ça, rien de tout cela ne serait arrivé. C’est ça ?
— C’est ça.
— Il y a quand même des fois où il n’est pas facile de deviner ce que Dieu peut avoir en tête. Oui, il y a quand même des fois où on est bien obligé de se demander s’il fait même attention à ce qui se passe.
Nous parlâmes longtemps. Il y a des éternités de ça, dans une autre vie – elle y était putain et moi flic marié à quelqu’un d’autre –, l’attirance que j’avais eue pour elle avait tenu, en partie au moins, à la facilité avec laquelle on pouvait lui parler. Cela devait sans doute compter parmi les qualités nécessaires à son boulot – après tout, une call-girl se doit de savoir mettre les hommes à leur aise –, mais j’avais vite senti que, pour nous deux au moins, cela allait beaucoup plus loin. J’avais l’impression de pouvoir être entièrement moi-même en sa présence et que c’était moi qu’elle appréciait – moi et pas l’homme que je prétendais être, ou celui qu’à mon idée tout le monde voulait que je sois.
Mais cela aussi faisait peut-être partie des qualités requises dans son domaine.
Je buvais du café, elle sirotait sa tisane, et je lui parlais de Jim. Je lui racontais des histoires remontant à mes débuts dans la sobriété, bien avant qu’elle et moi nous soyons retrouvés après nous être perdus de vue pendant des années.
— J’ai vite senti que ce devait être un type bien, lui dis-je, mais j’avais sacrément envie qu’il me laisse tranquille ! Je savais que je n’allais pas rester sobre très longtemps et que ça ferait une personne de plus à décevoir. Mais, petit à petit, j’ai commencé à souhaiter sa présence aux réunions. Pour moi, Jim était la voix de la sobriété, Monsieur AA en personne. De fait, il n’avait rejoint les Alcooliques anonymes que deux ans avant moi. J’en étais encore à mes quatre-vingt-dix premiers jours d’abstinence quand je l’ai entendu nous raconter son histoire à l’occasion de son deuxième anniversaire d’entrée en sobriété. Je revois tout ça aujourd’hui et je me dis : « Deux ans, qu’est-ce que c’est ! » Au bout de deux ans, c’est à peine si on commence à nettoyer les toiles d’araignée qu’on a dans le crâne. Tout ça pour dire que ce n’était jamais qu’un néophyte parmi d’autres, mais que pour moi il s’était mis suffisamment au sec pour constituer un vrai danger d’incendie.
— Et que te dirait-il maintenant ?
— Que me dirait-il ? Il ne me dira plus jamais rien.
— Mais s’il le pouvait encore ?
Je soupirai.
— « Ne bois pas. Et assiste aux réunions. »
— Tu veux aller à une réunion tout de suite ?
— Il est trop tard pour celle de minuit à Houston Street. Il y en a bien une à deux heures du matin, mais ça fait trop tard pour moi. Et donc, non, je n’ai pas envie d’aller à une réunion, mais comme je ne veux pas boire non plus, ça s’équilibre, enfin… je crois.
— Que te dirait-il d’autre ?
— Comme si je pouvais lire dans sa tête !
— Tu ne peux pas, mais tu peux quand même imaginer. Que dirait-il ?
Je rechignai, mais finis par lui répondre :
— De reprendre le cours de ma vie.
— Et… ?
— Et quoi ?
— Qu’est-ce que tu vas faire ?
— Reprendre le cours de ma vie. Je n’ai pas beaucoup le choix. Mais ce n’est pas si facile.
— Pourquoi ?
— Parce que j’ai dit à ces couillons que je ne bossais plus sur l’affaire et qu’après je l’ai répété à Mick Ballou. Pour moi, c’était terminé.
— Mais… ?
— Mais je devais sentir que ça ne serait pas si facile, parce que tout de suite après j’ai foncé chez Jovine pour m’acheter un étui d’épaule. Je me disais qu’en me voyant éviter Mick Ballou et rester près de chez moi, ils n’auraient pas trop de mal à m’oublier. Sauf qu’ils avaient déjà pris la décision de me supprimer et que ce soir leur offrant la première occasion de le faire, ils n’ont pas hésité.
Je plissai le front et ajoutai :
— Certes, ça ne devrait rien changer. Mais oui, la mort de Jim me fout en colère. Surtout contre moi-même parce que j’ai permis que ça arrive, mais…
— Ce n’est pas toi qui l’as fait tuer.
— Je l’ai mis en danger. Auto-accusation ou pas, il est difficile de dire le contraire. Il s’est fait tuer parce que quelqu’un l’a pris pour moi et cela ne s’est produit que parce que je l’avais retrouvé pour dîner. Et parce que j’avais donné à quelqu’un une bonne raison de vouloir me tuer.
— Je pourrais te démontrer le contraire, mais je ne vais pas le faire.
— Tant mieux. Comme je te le disais, c’est surtout contre moi-même que je suis en colère. Mais aussi un peu contre l’assassin et celui qui lui a donné l’ordre de m’abattre.
— Ils seraient deux ?
— Au minimum. Il y a quelqu’un qui a pris cette décision et c’est le petit voyou aux cheveux gominés ou le type auquel il obéissait. Mais c’est sûrement quelqu’un d’autre qui a surveillé l’immeuble et m’a suivi jusqu’au restaurant chinois. Ce pourrait être le voyou ou son pote – l’un comme l’autre, ils n’auraient pas eu de mal à me reconnaître –, mais il se peut aussi qu’il y ait eu un troisième larron, quelqu’un qui n’aurait pas eu à craindre que je le repère.
— Qui, si c’est le cas, aurait fort bien pu se transformer en assassin.
— C’est possible, mais je ne le crois pas. Je pense qu’il m’a suivi jusqu’au restaurant, qu’il s’est posté de l’autre côté de la rue et qu’il a passé un petit coup de fil avec son téléphone cellulaire…
— Ils en ont probablement tous maintenant.
— Tout le monde en a un sauf toi et moi, on dirait. Aussi incroyable que ce soit, même Mike en possède un. L’autre soir, il s’en est servi pour prévenir de notre arrivée à la ferme et dire qu’on s’était déjà mis en route.
— « Laissez une lumière allumée et mettez une pelle sur l’escalier de derrière \ »
— Celui qui m’a suivi appelle le tueur, qui saute dans sa voiture et le rejoint. Ils se retrouvent dans la rue et le type lui montre le restaurant du doigt. « Chemise rouge, veste marron, pantalon kaki de la marque Gap et baskets, lui dit-il. Tu ne peux pas le louper. »
« Après quoi il prend le volant, à moins qu’il y ait un chauffeur en plus du meurtrier. Toujours est-il que le type qui conduit arrête la voiture dans un endroit facile d’accès et laisse tourner le moteur. Le tueur entre dans le restaurant avec son arme, en ressort sans, bondit dans la bagnole et tout le monde disparaît.
— Et ça fait un mort.
— Et ça fait un mort.
— Qui aurait pu être toi.
— Qui l’aurait dû.
— Mais Dieu en a décidé autrement.
C’était une façon de voir les choses.
— Deux types dans la 9e avant-hier soir. Un troisième qui passe commande du meurtre. Un quatrième qui me suit jusqu’au Lucky Panda et un cinquième pour y entrer et presser la détente. Et peut-être un sixième qui fait le chauffeur.
Je la regardai.
— Ça fait beaucoup de monde à qui rendre la pareille.
— Parce que c’est ça que tu veux faire ?
— Impossible de faire autrement, lui répondis-je. Le besoin me semble assez primal. Ça doit être instinctif, voire cellulaire. « Ils nous ont fait ça, on va leur rendre la monnaie de leur pièce. » Toute l’histoire de l’humanité le prouve.
— Et la Bosnie, donc !
— Mais ça fait quand même cinq ou six types, et que je ne connais même pas. Et j’ai du mal à me persuader que l’esprit de Jim crie vengeance… Si une part de lui-même lui a survécu, je doute fort que ce soit justement la plus vindicative. Tu me demandes ce que Jim aurait dit ? Eh bien, il ne m’aurait certainement pas dit d’aller abattre un type pour faire bonne mesure.
— Ça n’était pas vraiment son genre.
— Je n’ai aucune envie de rester à ne rien faire et de les laisser emporter ce meurtre au paradis, mais je ne suis pas non plus très sûr que quiconque l’emporte jamais vraiment au paradis. Et ça fait un moment que je ne crois plus que le monde entier compte sur mon aide.
— C’est une illusion assez répandue, dit-elle. Et plus on a l’esprit religieux, plus on est susceptible d’y souscrire. S’il est une chose que les fondamentalistes du monde entier ont en commun, c’est bien la conviction que l’œuvre de Dieu ne saurait s’accomplir s’ils ne retroussent pas personnellement leurs manches pour la mener à bien. Leur Dieu est tout-puissant, mais passablement emmerdé s’ils ne Lui filent pas un coup de main.
J’avalai un peu de café, puis je lui dis :
— Ce n’est pas mon travail de les punir. Il n’est pas question que je sois juge et partie, ni volontaire pour faire partie du peloton d’exécution. Je leur ai dit que je lâchais l’affaire et je l’ai aussi dit à Mick, ce n’est pas la mort de Jim qui va y changer quoi que ce soit. J’ai toujours envie de ne pas m’en mêler.
— Dieu en soit ici remercié, dit-elle.
— Mais il y a un petit problème. Et ce problème, c’est que je ne vois pas comment je pourrais faire pour m’en empêcher.
— Pourquoi ça ?
— Avant-hier soir, j’avais décidé de laisser tomber et ça ne m’a pas fait que du bien. Leur réaction a été de m’envoyer un type qui a essayé de me tuer. Pour eux, je n’avais pas lâché le morceau. Ou alors ils s’en foutaient. Dans l’un comme dans l’autre cas, j’étais toujours le fumier qui leur avait botté le cul et dans le monde où nous vivons cela suffit peut-être à ce que Mme Defarge te tricote ton nom dans le châle[14]. Parce que, Dieu sait comment, mon nom est sur la liste de ceux qui doivent mourir et ce n’est pas la mort de Jim qui y changera quoi que ce soit.
— Donc même si tu ne fais rien…
—… oui, je suis toujours condamné à mort. À l'heure qu'il est, ils doivent savoir qu’ils se sont gourés de bonhomme et si ce n’est pas maintenant, ce sera demain matin. Que je sois enclin à croire que Jim est mort pour mes péchés ne leur fera pas accepter que sa mort remplace la mienne.
— Bref, ton nom est toujours sur le châle.
— Je le crains.
— Alors qu’est-ce qu’on fait ? me demanda-t-elle en me regardant.
Ce qu’on essaya fut de faire l’amour, mais cela ne marcha pas vraiment et nous nous contentâmes de nous enlacer très fort. Je lui racontai quelques histoires sur Jim, dont certaines qu’elle connaissait déjà. Deux ou trois étant assez drôles, nous allâmes jusqu’à en rire.
— Je ne devrais sans doute pas te le dire, me lança-t-elle à un moment donné, mais tout ça me cavale beaucoup dans la tête et me rend folle. Je suis vraiment navrée de ce qui est arrivé à Jim, je suis navrée pour lui et pour Beverley, mais c’est surtout pour toi que je le suis.
« Mais ça ne fait pas le tour de ce que je ressens, ajouta-t-elle. Je suis aussi contente que ce soit lui qui y soit passé et pas toi.
Je gardai le silence.
— C’est quelque chose à quoi je pense tout le temps, reprit-elle. C’est ce que me dit la petite voix que j’ai dans la tête chaque fois que je lis les avis de décès dans les journaux. Il m’arrive même de penser que c’est pour ça que je les lis. Pour pouvoir me dire : « C’est elle et pas moi, tant mieux » chaque fois qu’une nana de mon âge meurt d’un cancer du sein. « C’est lui et pas Matt, tant mieux », chaque fois qu’un pauv’mec tombe raide mort sur un parcours de golf. « C’est eux et pas nous, tant mieux », chaque fois qu’il y a un tremblement de terre, une inondation, la peste ou un avion qui s’écrase. « Je ne sais pas qui c’est, mais c’est eux et pas nous, tant mieux. »
— La réaction me paraît assez naturelle.
— Mais pour une fois ça a vraiment du sens, non ? C’était vraiment lui ou toi. Si Jim était allé aux toilettes pendant que tu restais dans la salle…
— L’issue aurait pu être différente, oui. Je me serais trouvé face à la porte quand le type serait entré. Et j’avais une arme.
— Que tu aurais eu le temps de sortir ?
Si j’avais levé la tête au moment où la porte s’ouvrait, j’aurais vu un inconnu, un Noir qui n’aurait en rien ressemblé aux deux Blancs qui m’avaient sauté dessus. Et encore… il aurait d’abord fallu que je lève la tête. J’aurais pu être absorbé par la lecture du menu ou du magazine de Jim.
— Peut-être, lui répondis-je. Mais probablement pas.
— Donc, ce fut lui et pas toi, tant mieux, voilà ce que j’en dis. Ça me fait mal au cœur pour Beverley, ça me rend malade de penser à ce qu’elle doit se taper en ce moment, mais c’est elle et pas moi, tant mieux. Nobles sentiments, n’est-ce pas ?
— Sans doute pas, non.
— Mais qui viennent du fond du cœur, Dieu m’en est témoin. Et toi aussi, tu ferais bien de les éprouver, mon chéri. Parce que tu peux te dire que ç’aurait dû être toi et que tu aurais aussitôt baigné dans ton sang, ton sang à toi, mais que ce ne fut pas toi et que, tout au fond du cœur, tu en es content. Dis, j’ai raison ou j’ai pas raison ?
— Oui, lui répondis-je au bout d’un moment, sans doute. J’aimerais presque que ce ne soit pas le cas, mais ça l’est.
— Ça signifie simplement que tu es content d’être encore en vie.
— Ben… oui.
— Et ce n’est pas forcément mal.
— Ben… non.
— Tu sais quoi, mon chou ? reprit-elle Ça ne te ferait sans doute pas de mal de pleurer un bon coup.
Il est possible qu’elle ait aussi eu raison sur ce point, mais il n’y avait pas une chance sur mille pour qu’on le vérifie. La dernière fois où je pleurai, je m’en souviens, fut le jour où, au tout début de mon entrée à Alcooliques anonymes, je pris pour la première fois la parole et m’identifiai en tant qu’alcoolique. Les larmes qui me vinrent tout de suite après me surprirent complètement. Depuis, j’ai toujours gardé les yeux secs, sauf au cinéma de temps en temps, mais je ne pense pas que ça compte.
Ce ne sont pas de vraies larmes qu’on y pleure, pas plus que n’est réelle la peur qui prend le spectateur à un film d’horreur.
Bref, je fus aussi incapable de pleurer que de faire l’amour. Et il s’avéra que je n’arrivais pas à dormir non plus. Je commençais presque à dériver, puis m’arrêtais. Pour finir, je renonçai, quittai le lit et m’habillai. Je mis mon gilet pare-balles sous ma chemise, et mon étui par-dessus. Et remontai la fermeture Eclair de mon coupe-vent juste assez haut pour qu’on ne voie pas mon revolver.
Et gagnai la pièce d’à côté et y passai un coup de fil.